jeudi 26 février 2015

Prière de ne pas déranger


   Il existe un pays où, même en plein cœur de l’hiver, les peines sont douces et de la même étoffe dense que sont les brumes qui s’attardent.

   Il existe un pays où, même en plein cœur de l’hiver, les larmes sont claires et vives comme l’eau des ruisseaux qui courent à travers les sous-bois.

   Le chagrin y a la rudesse et la franchise du vent qui malmène les arbres nus et s’engouffre en feulant dans les maisons en ruines.

   Ne me dérangez pas, j’y dors,
   Ne me dérangez pas, j’y rêve,
   Et quand je m’y éveille, j’y cours, j’y danse, j’y tombe, je m’y écorche les genoux sans que ça m’empêche d’aller plus avant à travers les ronces, zébrée de sang et de boue, les cheveux embroussaillés, l’air ensauvagé qu’ont les enfants gitans.


   Et ça me plaît.

   Foutez-moi la paix avec vos villes obligées, avec les ambitions que vous avez pour moi, avec vos promesses d’amour au carré dans des maisons carrées dans le grand lit carré du quotidien.
Vous finiriez presque par réussir à me briser le cœur à force d’insister avec vos gueules innocentes...

Laissez-moi au dépouillement et à la rigueur de mes chemins d’hiver.

Ce que j’y aime ? Tout. 



   Ce que j’y trouve de nouveau, chaque matin depuis tant de matins ? 

   Tout, absolument tout, sans cesse renouvelé, toujours parfait, de la vieille souche couverte de mousse à la corneille sur la branche du chêne, du reflet sur la mare à la noirceur renfrognée du ciel qui soudain se déride et laisse paraître le front blême d’un soleil convalescent, des maisons murées dans un silence profond à la Creuse qui coule inlassablement ses eaux sombres… Et d’exister, miraculeusement, au milieu de tout ça.

   Souvent, cheminant, je touche l’écorce des arbres. Ce n’est pas pour m’assurer qu’ils existent –ça, je n’en doute pas-, c’est pour vérifier que je suis bien vivante moi aussi parmi eux.
Et je le suis, même en pleurs, même toute barbouillée de ce chagrin que vous m’avez collé, même et surtout en ces contrées que l’hiver s’acharne à résumer à des champs boueux bordés de haies ratiboisées, à des forêts grelottantes et des villages fantômes.

   Il a beau grincer des dents, se fendre de quelques colères de vieux grincheux, il n’est pas si terrible, ce pauvre hiver moribond, et je le crains bien moins que vos chimères.




   Laissez-moi dormir,
   Laissez-moi rêver,
   Laissez-moi pleurer,

   De ces larmes naîtront des fleurs.























    J’ai vu la semaine dernière les premiers perce-neiges –comme une ébauche de sourire angélique à ras de terre...

   Ne comprenez-vous pas, j’attends simplement le printemps...

   Il faut parfois beaucoup de larmes, se vider le cœur, se nettoyer les yeux jusqu’au fond, pour être apte à le recevoir dignement, le printemps, si beau en ces contrées,
Beau et neuf comme le premier matin du monde avec ses jacinthes sauvages, son explosion de vert, ses bois aux mille oiseaux chanteurs,
Le printemps avec ses averses suivies d’or en gouttes suspendues aux toiles d’araignées, ses ciels purs aux nuages effilochés où tournent les rapaces...

   J’attends le paradis, le vrai, je le sens qui point déjà en moi quand la sève monte aux arbres, alors, chut, vraiment, laissez-moi, c’est une grande chose qui se prépare en mille fourmillements,
Une chose comme une rupture, comme une naissance,
Une chose comme un sourire dont la pureté écorche,
Une chose qui marie l’éphémère et l’éternité,
Une chose qui proclame l’enfance souveraine.

   Si vous ne voulez pas y goûter avec moi, prière de ne pas déranger,
D’aller brandir ailleurs vos paradis de pacotille.

Merci.


Héloïse 


Texte et photographies Leica M3: Héloïse Combes 2015.